Critique du volume manga
Publiée le Lundi, 29 Septembre 2025
Talentueuse artiste très aimée par la rédaction, et joliment remise en avant ces derniers temps avec notamment la réédition de Sing 'Yesterday' For Me par les éditions Delcourt/Tonkam et la publication par Mangetsu de Jimbôchô Sisters, Kei Toume fait désormais une escale chez Le Lézard Noir depuis quelques jours avec le lancement de sa série en quatre volumes Mahoromi - Chroniques architecturales de l'espace temps.
De son nom original "Mahoromi - Jikû Kenchiku Genshitan" (que l'on pourrait traduire par "Vues illusoires de l'architecture du temps et de l'espace", cette oeuvre a initialement vu le jour au Japon entre 2010 et 2015 dans le célèbre magazine Big Comic Spirits des éditions Shôgakukan, et voit l'autrice rester fidèle à son goût pour les ambiances assez rétro (comme elle l'a aussi montré dans Les Mystères de Taishô ou Jimbôchô Sisters) en prenant le parti, cette fois-ci, d'explorer le monde de l'architecture (la série était donc faite pour le catalogue du Lézard Noir) et plus encore les souvenirs pouvant persister dans les maisons, le tout à travers une touche de fantastique.
On découvre donc ici Tôya Niwa, jeune étudiant en architecture à Yokohama, qui vient d'emménager dans la vieille maison de son grand-père paternel, récemment décédé. Tôya n'a aucun souvenir particulier de son grand-père, qui était certes lui-même architecte agréé, mais qui était en froid depuis plusieurs années avec le reste de la famille, si bien que c'est même par le biais d'un ami du grand-père qu'ils ont appris son décès. Cette maison construite par le grand-père en question, c'est finalement le seul souvenir qu'il reste de son aïeul à Tôya, et il doit désormais y vivre pendant ses études, alors qu'elle est trop grande pour lui seule et qu'elle lui paraît bien vieille et peu pratique. Néanmoins, le défunt homme homme a aussi laissé derrière lui, au sein de cette bâtisse, pas mal d'objets, notamment en lien avec l'architecture... et parmi lesquels le jeune homme découvre, cachée à l'arrière d'un cadre de sa défunte grand-mère, la photo, visiblement très ancienne, d'une autre jeune fille, en tenue traditionnelle et ravissante. Simple petite amie d'une époque révolue, ou ancienne maîtresse de son grand-père ?
C'est en se questionnant vaguement là-dessus, sans en faire grand cas, que Tôya reprend son quotidien universitaire et est bientôt convié par Akira, sa pétillante et un peu atypique amie d'enfance et camarade de fac, à aller visiter une vieille bâtisse de style occidental en cours de démolition. Là, en ramassant une vieille poignée de porte sur le chantier de démolition, l'impensable arrive: il a comme une brève vision d'un passé lointain, à une époque où la maison était encore habitée et où la poignée avait encore son utilité, témoin privilégiée de la vie de ses utilisateurs. Bien qu'il n'ose pas vraiment parler de cet événement invraisemblable à Akira et aux autres, Tôya est certain de ne pas avoir rêvé, décide de retourner chercher cette poignée de porte la nuit, et rencontre alors sur place une énigmatique jeune fille qui ressemble comme deux gouttes d'eau à celle de la vieille photo secrètement conservée par son grand-père, et qui lui révèle la nature de ce qu'il a vu: il s'agit bel et bien d'un souvenir de la vieille maison...
Si Kei Toume a toujours été très douée, dans ses débuts de séries, pour instaurer un bon parfum de mystère envoûtant, c'est à nouveau le cas ici avec les interrogations qui se multiplient vite: pourquoi Tôya a-t-il ces visions ? Y a-t-il un but à celles-ci ? Qui sont l'hypnotique fille de la photo et celle qu'il rencontre et qui lui ressemble tant ? Quels liens ont-elles avec lui et avec son défunt grand-père ?
Bien sûr, certaines révélations sont déjà là, ne serait-ce que sur l'identité de l'interlocutrice de Tôya et sur ce qu'il va pouvoir accomplir avec elle: explorer des bâtisses en cours de démolition ou proches d'être détruites, et tâcher de comprendre les visions qui l'assènent quand il touche certains objets (poignée, fenêtre...) pour ensuite comprendre les souvenirs qui y sont liés et essayer de combler les éventuels regrets laissés sur place il y a bien longtemps. Si l'idée de pouvoir lire la mémoire des objets n'a rien de foncièrement original, non seulement Kei Toume l'exploite très bien, mais en plus elle va un peu plus loin que cela en faisant surtout ressentir, à travers son concept de visions issues d'un lointain passé, tout ce qui a pu être vécu au fil du temps dans ces bâtisses condamnées, que ce soit humainement (via les souvenirs et regrets qu'on pu y laisser certains habitants en imprégnant profondément l'édifice) ou historiquement puisque ces maisons et immeubles ont pu se confronter à de nombreux événements (la Deuxième Guerre mondiale en tête).
Toujours aussi fin, réaliste et précis, le dessin de Kei Toume est naturellement fait pour ce genre de récit: l'amour de la mangaka pour ce type de cadre, de sujet et d'ambiance n'est plus à prouver (encore moins après Jimbôchô Sisters, sa dernière série en date où elle explorait l'univers des librairies d'occasion et des souvenirs pouvant se trouver dans les vieux livres), et elle le démontre notamment à travers ses doux changements de style (un peu plus "flou") lors des visions du passé, ainsi que via ses cadrages tâchant souvent de faire ressentir précisément l'agencement, l'architecture des lieux. Un très bon travail graphique, donc, permettant de nous immiscer au mieux auprès de Tôya, du sympathique casting s'agrandissant petit à petit autour de lui (mention spéciale à Akira, très attachante dans sa personnalité), des "missions" qu'il tâche d'accomplir pour permettre aux bâtisses condamnées de "mourir" sans regrets... et, pourquoi pas aussi, de sa quête pour retracer la mémoire de son grand-père qu'il n'a jamais vraiment connu, car on sent déjà bien qu'il devrait s'agir là d'un autre axe majeur de l'oeuvre.
Comme on pouvait s'y attendre, entre les mains expertes de Kei Toume, un tel sujet a alors tout pour séduire. Mahoromi - Chroniques architecturales de l'espace temps captive facilement dans son concept soigneusement exploité, que la mangaka développe et dessine avec beaucoup d'application sous son style bien reconnaissable, tout en restant fidèle également à son goût pour la tranche de vie contemporaine assez posée. Un vrai régal de lecture dans son genre, pour une série dont on attendra impatiemment les tomes suivants.
Enfin, côté édition française, Le Lézard Noir nous propose ici son format le plus répandu, à savoir le grand format sans jaquette ni rabats, ce qui se justifie bien pour une autrice ayant un tel coup de crayon. On regrettera juste de ne pas connaître précisément l'imprimeur (un simple "Imprimé en U.E." étant indiqué), mais pour le reste l'impression est convaincante, le papier est à la fois souple et suffisamment opaque, la traduction d'Adrien Blouët est très claire, et la couverture est soigneusement adaptée de l'originale japonaise.