Critique du volume manga
Publiée le Mardi, 14 Octobre 2025
Depuis le début du mois de septembre, la collection Alpha des éditions Vega nous propose de découvrir en France, à travers deux ouvrages, le travail assez unique et personnel de Suzuka Morino, une mangaka qui officie professionnellement au Japon depuis quelques années au sein du prestigieux magazine Harta des éditions Enterbrain/Kadokawa, un magazine réputé pour accueillir des artistes à la patte graphique très riche et reconnaissable, à l'image de Kaoru Mori (Bride Stories), Takuto kashiki (minuscule), Ryoko Kui (Gloutons & Dragons) ou encore Aki Irie (Dans le sens du vent). Et après être revenus il y a quelque temps sur "Le Monde de Suzuka Morino: Sur la route de la frontière", recueil regroupant les premières histoires courtes de la carrière de l'artiste, il était plus que temps de mettre en avant le premier volume de sa toute première série longue, Servant Beasts.
Riche de trois volumes à l'heure où ces lignes sont écrites, cette oeuvre suit son cours au Japon depuis 2023 et nous immisce, comme dans le recueil de l'autrice, dans un monde où humains et non-humains cohabitent plus ou moins. On y suit Hal, un homme-loup à cornes candide qui, après être venu en ville dans le rêve de trouver un travail digne, se voit rejeté à la fois à cause de son statut d'homme-bête et du fait qu'il ne soit même pas un "pur sang", si bien que, désespéré, il se laisse arnaquer et se fait capturer pour finir esclave. Là, pendant la vente aux enchères devant sceller son sort, il est acheté par celle que l'on appelle la Sorcière des Os, une femme crainte et redoutée par tout le monde, si bien que personne dans l'assemblée ne donne cher de sa peau, et que chacun imagine déjà le pauvre garçon voué à servir de sujet aux pires expériences.
Dans les faits, les premiers pas de l'homme-loup auprès de cette sorcière à la terrible réputation pourraient facilement donner raison aux rumeurs au premier abord: non seulement la Sorcière des Os fait de lui son familier (ce qui est mieux qu'esclave, mais somme toute moins reluisant sur le papier que domestique), mais en plus elle le force à conclure avec elle un contrat bien spécifique qui le rend en quelque sorte prisonnier à vie des ambitions de sa maîtresse... mais dans le fond, Hal demande-t-il vraiment mieux que ça ? C'est là que ce premier tome pourrait éventuellement mettre mal à l'aise une partie du lectorat, dans la mesure où Suzuka Morino tire parti des idées initialement associés aux canidés (et plus spécifiquement aux chiens, même si Hal est plutôt à moitié un loup) pour définir son héros, en en faisant un être plutôt très obéissant voire soumis et fidèle envers et contre tout.
Et pourtant, une fois ce premier aspect passé, l'autrice tend petit à petit à montrer plus que ça au fil des pages, principalement sur trois aspects. Tout d'abord, l'attachement que l'on ressent très facilement pour Hal qui, même s'il ne se pose pas trop questions sur sa situation, peut être compris au vu de ce qu'il a vécu auparavant (puisqu'il est ici enfin accepté par quelqu'un), se montre déjà sincèrement heureux de pouvoir être utile à quelqu'une et de trouver une place malgré ses maladresses, et a quelque chose de touchant dans son côté simple, naturel, loyal et naïf. Ensuite, la découverte, à travers les yeux de l'homme-bête, d'une Sorcière des Os qui n'est sans doute pas aussi mauvaise que ce que sa réputation veut faire croire, notamment parce que, au-delà de l'autorité initiale qu'elle montre envers Hal en tant que maîtresse, elle se veut régulièrement plus douce à son égard, lui pardonne volontiers certains erreurs de débutant dans ses tâches quotidiennes... Mais la Sorcière des Os se montre-t-elle ainsi par pure gentillesse, ou parce qu'elle voit Hal comme un outil dont elle a besoin pour ses desseins ? C'est là qu'arrive le troisième aspect intrigant de ce tome, dès lors qu'on cerne en cette sorcière un passé compliqué et injuste qui a un rapport avec une figure dont elle compte bien retrouver la trace, à savoir l'inquiétante Sorcière des Calamités sur qui on apprend déjà certaines choses.
A l'arrivée, il est encore trop tôt pour émettre un avis clair sur l'intrigue qui devrait logiquement continuer de se développer, mais au fil de ce premier tome on peut dire que Suzuka Morino parvient petit à petit à se sortir de son concept de départ (une sorcière autoritaire, un homme-loup réduit à l'état de familier et plutôt soumis) pour laisser présager plus de richesse dans son scénario. En attendant de voir ce qu'il en sera, le point sur lequel l'autrice devrait faire consensus est bien son style graphique riche et absolument ravissant, évidemment plus peaufiné que dans ses histoires courtes de début de carrière, et où elle séduit autant pour ses décors omniprésents que pour son sens des détails, pour ses designs magnifiques et pour sa faculté à jouer vite et bien sur des petits comportements typiquement animaliers chez Hal (comme se passer instinctivement la langue sur le museau, entre autres).
Enfin, du côté de l'édition française, il est à nouveau juste dommage que l'éditeur persiste depuis quelques mois à faire traiter le lettrage de ses nouveautés en Inde, car pour le reste la copie est très satisfaisante, et est évidemment dans la droite lignée du recueil d'histoires courtes de la mangaka: le grand format sans jaquette mais avec rabats est appréciable pour profiter au mieux des planches de Suzuka Morino, la jolie couverture se veut extrêmement fidèle à l'originale nippone, le papier est à la fois souple et suffisamment opaque, l'impression est propre, et la traduction assurée par Margot Maillac (déjà à l'oeuvre sur le recueil de la mangaka) est très convaincante.