En pays lointain : Critiques

La rentrée des classes a été l'occasion pour la collection Genki des éditions nobi nobi! d'accueillir en langue française le manga En Pays Lointain. De son nom original "Doko ka tooku no hanashi wo shiyô" (littéralement "Parlons d'un endroit lointain" ) , cette oeuvre a été prépubliée au Japon en 2016-2017 dans l'excellent magazine Comic Beam d'Enterbrain/Kadokawa, magazine bien connu pour le talent de ses auteurs qui ont généralement une patte bien à eux (comme Gou Tanabe, Atsushi Kaneko, Suehiro Maruo...). Il s'agit là de la toute première publication française de Masumi Sudô, mangaka dont la carrière dure dans son pays d'origie depuis la fin des années 1980.

Riche de deux volumes dans son pays d'origine, la série est compilée en France en un seul gros tome riche d'environ 350 pages et dont on peut tout de suite souligner la qualité très satisfaisante: le grand format de 15x21cm est très appréciable pour profiter du travail graphique de l'artiste, les six premières pages en couleurs sur papier glacé sont très jolies, le papier est assez épais, souple et suffisamment opaque, l'impression est propre, le Studio Charon offre une jaquette soigneusement adaptée de l'originale japonaise, et Sarah Boivineau propose une traduction claire et très appliquée, surtout quand il s'agit de faire ressortir la différence de langue des principaux personnages et la manière dont ils vont petit à petit mieux se comprendre en apprenant des mots de l'autre langue.

En Pays Lointain nous immisce dans un petit village isolé au coeur des montagnes que, au vu de différents éléments (architectures à flanc de montagne, paysages dégagés et ravissants en altitude, animaux comme les lamas et les alpagas, instruments de musiques, vêtements... tout ceci étant très joliment dessiné pour bien nous immerger), on peut sans hésitation situer au coeur des Andes. C'est là que, parmi les autres villageois de sa tribu autochtone, vit la petite Chilo, une enfant n'ayant jamais connu sa mère, et vivant avec sa mamie muette depuis la disparition de son père quand elle n'avait que quatre ans. Pleine de vie, la petite fille, comme tout le monde, s'applique quotidiennement aux tâches essentielles, que ce soit en étant aux petits soins avec sa grand-mère, en travaillant paisiblement à la culture dans les champs. Ainsi, elle ne se sent jamais seule... d'autant plus qu'elle possède un étonnant pouvoir: celui de discuter avec les objets, dont elle entend la voix !

Ce quotidien tranquille et visiblement loin de tout tracas aurait pu continuer ainsi, mais voila qu'un jour Chilo découvre dans son grenier un inconnu d'un certain âge, blessé à la jambe, amnésique, et ne parlant pas la même langue qu'elle et les siens. Si certains habitants tendent à se méfier, au départ, de cet homme qui est sorti de nulle part comme par enchantement, Chilo va essayer d'en apprendre petit à petit plus sur lui en conversant avec les quelques objets qu'il possède, tacher de retracer un tant soit peu son parcours... et, surtout, s'attacher de plus en plus à lui.

Dans une atmosphère assez posée, épanouie et tendre, toute la première partie de cette histoire voit surtout Masumi Sudô s'appliquer à dépeindre l'intégration de l'inconnu amnésique, bientôt nommé Platino à cause de sa couleur de cheveux, au coeur de ce haut village niché en montagne. Entre les soins qui sont donné à sa jambes blessée, les tâches quotidiennes, les fêtes et autres événements locaux, les efforts pour tâcher de communiquer de mieux en mieux malgré la différence initiale de langues, et les confidences qui se font de mieux en mieux, il y a là un parfum d'accueil chaleureux et d'échanges culturels qui fait beaucoup de bien, mais aussi un aspect naturellement très touchant du côté de la petite Chilo qui, inévitablement, pourrait un peu voir son défunt père Fernando en cet homme, ce qui est une manière assez douce et jolie d'évoquer le délicat sujet du deuil et du souvenir. Mais ce que Chilo ne peut pas encore savoir en cet instant, c'est que Platino pourrait bien, lui aussi, posséder ce type de blessure...

Effectivement, au fil des pages, Masumi Sudô n'oublie aucunement d'entretenir constamment les questions qui se posent tout naturellement sur Platino. Qui est-il ? D'où vient-il ? Pour quelle raison est-il là ? C'est à partir du moment où les souvenirs commencent à lui revenir, puis quand l'incroyable vérité se dévoile bel et bien, que le scénario prend un tournant plus inattendu, où l'aspect fantastique s'accentue encore pour développer de plus belle d'autres sujets forts, le tout avec une simplicité de ton, un très juste dosage de la dureté des choses et de l'émotion, et finalement une humanité qui touchent directement. Bien sûr, on n'en dira pas beaucoup plus afin de ne pas spoiler, mais on peut au moins souligner les messages fortement pacifistes et écologistes. Le besoin de préserver les terres avant qu'elles ne meurent totalement et, sans doute, de retrouver une vie plus simple, si l'on ne veut pas oublier ce que sont les montagnes les arbres, les plantes, les fleurs... le tout face à des hommes qui semblent ne jamais apprendre de leurs erreurs. De beaux sujets, abordés avec attachement, et d'autant plus poignants que le dessin faussement naïf, clair et très expressif accentue la beauté du récit, et que la relation bâtie entre Chilo et Platino jusqu'au bout nous rappelle aussi que même à travers l'espace et le temps, et quelles que soient les différences de langue et de culture, il y aura toujours des choses, des émotions qui uniront les êtres.

Sorti un peu de nulle part, à l'image de son protagoniste, En Pays Lointain est l'excellente surprise de cette période de rentrée. Un conte écologiste et pacifiste qui, depuis ses moments les plus paisibles et agréables jusqu'à ses élans plus durs, est toujours bien dosé, et où Masumi Sudô tire parfaitement parti de sa part fantastique pour appuyer ses thématiques avec force et émotion.